Château Lagrange, quarante ans d’une révolution silencieuse

Au commencement des eighties, Georges Duboeuf donnait au Beaujolais nouveau son grade d’ambassadeur. Emissaire des intérêts rhodaniens, la bouteille de gamay fraîchement vendangé devenait un hit international, best-seller au pays du Soleil Levant. Derrière nos écrans, on découvrait ébahis lesdits Japonais qui, hilares, plongeaient – tête la première – dans un bassin rempli du vin de Brouilly, Morgon ou Fleury. Depuis les rives de la Garonne, on soulignait tant la réussite commerciale que l’hérésie de cette vinothérapie en bikini. L’œnophile nippon touchait le fond, sa crédibilité prenait l’eau, en faisant un amateur de pédiluve. Dans ce contexte, l’arrivée de la famille Saji au château Lagrange suscite le plus grand scepticisme de la part du vignoble médocain. Verrait-on sortir, pendant les primeurs, palmes et bonnets pour un bain de saint-julien, troisième Grand Cru classé de surcroît ?

De ces craintes et angoisses à peine exagérées, il ne fut rien, bien au contraire. En 1983, Keizo Saji – président du Groupe Suntory – fait partie des premiers extrême-orientaux à investir les vignes bordelaises. S’il est un chef d’entreprise sourcilleux,  Saji n’en est pas moins sybarite et amoureux sincère des vins de la Rive Gauche. A la tête de la plus ancienne société de fabrication et distribution de boissons alcoolisées du Japon, l’homme est familier du beau, amoureux du bon. Depuis sa création en 1899, l’identité de la marque Suntory est intimement liée à ces notions.

La  meilleure illustration de la réussite de l’entreprise s’incarne d’abord par le succès de son whisky, nouvel étendard japonais. Shinjiro Torii – père de Keizo – fait bâtir en 1923 la distillerie Yamazaki à Shimamoto, entre Kyoto et Osaka. Un siècle plus tard, son single malt 25 ans d’âge est désigné meilleur whisky du monde lors des World Whiskies Awards. Face au spiritueux nippon, lords écossais et gentlemen irlandais sont renvoyés à leurs chères tourbières.

Alors, qu’importe le flacon, Keizo Saji a conscience du prix de l’excellence. Les 57 hectares de la propriété, en net déclin depuis la fin de la guerre, sont vendus par la famille Cendoya pour 65 millions de francs. Preuve de son ambition pour le cru, l’investisseur japonais investira le triple de ce montant pour redonner au domaine son lustre passé. En leurs temps, Thomas Jefferson ou Pierre Saint-Amant avaient déjà témoigné du potentiel de Lagrange, propriété avant-gardiste par ses systèmes de drainage, essentiels dans le contexte local. 

Pour mener la restructuration du domaine, l’homme d’affaires confie les rênes de la propriété à Marcel Ducasse, épaulé par le professeur Emile Peynaud. Les chais et le château sont rénovés en 1986 et le vignoble s’étend désormais sur 118 hectares, plus vaste surface de l’appellation. Les Fiefs de Lagrange, second vin devenu référence du genre, sont créés dès le premier millésime de l’ère Saji, permettant un travail de sélection accru sur son aîné. Les Arums, assemblage de sauvignon blanc, gris et sémillon sont produits à partir de 1996. Le Pagus de Lagrange, Haut-Médoc de la propriété, vient compléter la gamme.

« Dès le départ, les propriétaires ont consenti à tous les efforts visant à une progression des vins » affirme Matthieu Bordes, actuel directeur technique. Le chai compte 102 cuves soit autant que le nombre de parcelles recensées, une illustration parmi d’autres de l’exigence devenue mot d’ordre du château Lagrange. Les deux croupes de graves günziennes, iconiques du domaine, sont plantées à 67 % de cabernet sauvignon, 28 % de merlot et 5 % de petit verdot.

2021 ne fut pas de tout repos, « un millésime néo-rétro » selon les mots du maître d’œuvre : les affres d’un climat « à l’ancienne » tempérées par les apports certains des technologies nouvelles. Au diable, conservatisme hypocrite ! En résulte un vin d’une élégante rondeur, charnu, marqué par la fraîcheur du fruit noir et des tanins de belle finesse. Sa régularité au fil des ans fait de Lagrange un incontournable de l’appellation, sinon du Médoc. La propriété détonne également par les prix exercés, une quarantaine d’euros pour le premier vin. « Lagrange a été le premier grand cru que j’ai pu m’offrir, c’est une opportunité formidable pour les jeunes amateurs », souligne Matthieu Bordes.

Depuis 1983 et l’arrivée de la famille Saji, Lagrange a entamé sa révolution silencieuse. L’empreinte japonaise s’inscrit avec une étonnante discrétion au cœur du vignoble médocain. Les influences nippones sont suggérées au visiteur, ne s’imposent jamais. Quelques estampes noyées dans un mobilier classique ou encore la cuisine brillante et métissée de Taichi Sato permettent un trait d’union évident entre les deux cultures. La pensée japonaise du wabi-sabi, concept esthétique subtil mêlant le travail des hommes à un héritage passé, traduit le credo de la famille Saji au château Lagrange. Rien ne se perd, tout se transforme.

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