Arrachage : 100 000 hectares de vignes dans le viseur

Face à la crise traversée par l’ensemble de la filière vin, différentes instances se sont réunies pour plancher sur un plan stratégique destiné à tracer des voies d’avenir pour la viticulture française. Bernard Farges, président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine (CNIV), nous en livre les grandes lignes.

Bernard Farges, la filière vin française traverse une crise d’une ampleur rare, sinon inédite. Quelle est l’ambition de ce plan stratégique sur lequel vous avez travaillé ?

Ce plan est le fruit d’un long travail entre toutes les familles et organisations, régionales et nationales, de la filière. Pendant plusieurs mois, toutes les instances, des vignerons aux négoces, des AOC aux IGP, et en incluant bien sûr la FIVS (Fédération internationale des vins et spiritueux), se sont mises autour de la table pour réfléchir ensemble, poser un diagnostic et trouver des voies d’avenir qui fassent consensus. On a monté différents groupes de travail, qui ont renvoyé pour validation au comité de pilotage des pistes concrètes afin d’établir ce plan qui devait être présenté en juillet à Marc Fesneau, qui était alors ministre de l’Agriculture. Malheureusement, la dissolution et les différentes échéances politiques qui ont suivi ont reporté la présentation. Nous espérons donc sensibiliser la nouvelle ministre, en place depuis quelques semaines, Annie Genevard.

D’abord, quel est le constat dont vous êtes partis pour élaborer ce plan ?

Quand on a commencé à travailler sur ce plan, il y a 18 mois maintenant, la situation n’était déjà pas rose en France, sur le plan économique, sur les perspectives de consommation, sur les effets du choc climatique. Certaines régions viticoles allaient mieux que d’autres, certaines étaient déjà en grande difficulté. 18 mois plus tard, les choses se sont dégradées partout, y compris dans les régions qui se portaient bien. Globalement, les affaires vont mal : la crise est à la fois structurelle et conjoncturelle. D’autant qu’il y a encore un grand travail de fond à faire sur les données de la filière : dans ce contexte défavorable, on constate que l’on souffre d’une faiblesse d’observation de nos chiffres. On dispose de beaucoup de données sur la grande distribution et le vrac, mais ce n’est qu’une partie du marché. Cavistes, restauration, vente directe… sur tous ces volets on manque de data. Donc ce plan, qui n’a pas vocation à tout résoudre comme un coup de baguette magique, mais à tracer un fil conducteur pour donner des perspectives de rebond à toute la filière, est plus important que jamais.

Pouvez-vous nous définir les grands axes de ce plan stratégique ?

Ce plan s’articule autour de quatre grands axes, sans ordre hiérarchique : une réduction de l’offre pour l’adapter à la demande, une accélération et dynamisation de l’innovation, une relance de la consommation, et une plus grande ambition à l’export. Prenez l’innovation : il faut pouvoir tout repenser, du pied de vigne au verre. L’INAO travaille déjà sur les profils produits, le matériel végétal, les cépages. On doit avancer sur les mises en marché, les contenants, la façon de toucher les consommateurs. Il faut se poser toutes les questions : par exemple, la bouteille est-elle une force ou un frein ? D’autres boissons ont un mode de service différent du nôtre, on doit y travailler aussi, comme on a vu le succès du Bib (Bag in box) pendant la pandémie de covid-19. Rien n’est tabou. Quand on veut toucher une jeune génération de consommateurs, il faut savoir bousculer les codes, ne pas hésiter à désacraliser le verre à pied classique pour aller vers l’écocup. Il faut aussi être attentif à l’évolution des modes de consommation, la progression du blanc, du no-low, etc. On doit moderniser l’image du vin auprès de jeunes consommateurs pour qui le vin n’est plus un produit traditionnellement ancré dans le quotidien. On doit leur parler, les acculturer, éduquer, améliorer notre communication, quitte à adapter aussi le produit. Aller vers plus de fraîcheur, moins d’alcool (entre 7?% et 10?%, c’est une tendance force, sans forcément aller jusqu’au vin désalcoolisé), moins de tanins, est sans doute une option. Il y aura toujours des produits haut de gamme, de grands vins de terroir, mais pour toucher de nouveaux consommateurs on doit aussi répondre à leurs attentes. Adapter l’offre à la demande, c’est essentiel. Le vin a toujours évolué dans son profil, sa diversité, il y a même eu parfois des excès, auxquels marché a adhéré, dont il s’est détourné… C’est une évolution normale.

Quid de l’export, dans un contexte international extrêmement troublé ?

On doit tous se relever les manches et s’investir davantage. Par rapport à d’autres pays producteurs, la France joue en ordre dispersé : on se coordonne mal entre régions, on doit mieux porter la « marque France », un peu comme on l’a fait cet été pendant les Jeux Olympiques. On a une belle image de produits de terroir, et le vin en fait partie : on doit davantage rayonner en tant que pays producteur, jouer groupé sans masquer nos différentes identités. On doit s’en donner les moyens. L’œnotourisme est un levier majeur, car nous avons la chance d’avoir un grand territoire, riche, plein d’atouts. C’est un levier d’activité économique et de promotion du produit, un axe de modernisation également. On doit aussi mieux se protéger des différents événements internationaux dont la filière est la victime collatérale (hier avec les États-Unis et les taxes Trump, aujourd’hui avec la Chine). Le fait que l’on soit systématiquement arbitré défavorablement est dramatique, et on doit alerter davantage les pouvoirs publics sur ce point.

Vient enfin le point très sensible de ce plan : la réduction de l’offre, et notamment l’arrachage des vignes…

L’adaptation de notre potentiel de production à la réalité du marché est une pierre essentielle. Il n’a pas été simple d’aboutir à ce consensus, il y a deux ans on était loin du compte, mais aujourd’hui, il est partagé par tout le monde. On a abouti à 100 000 hectares à arracher sur l’ensemble du territoire, sur plus de 750 000 hectares de vignes en France. Cela correspond à 5 millions hl, ce qui est une récolte « normale ». On a connu ces dernières années beaucoup de coups de volants, entre la covid-19, la distillation, les années frappées par des aléas climatiques forts, et c’est compliqué de gérer les stocks avec de telles variations. Il faut stabiliser, et cela ne peut se faire qu’avec un soutien des pouvoirs publics. On ne veut pas de cet argent pour détruire du vin, on sait qu’on en a trop à court et moyen terme. Les perspectives de relance de la consommation et des ventes n’étant pas évidentes, l’arrachage est un passage obligé.

Quelle est la feuille de route ?

Bordeaux, avec ses 8 000 ha arrachés (dont 1/3 financé par la profession, dans le cadre d’un dispositif monté avec l’État) a montré la voie. On a déjà eu le feu vert européen pour un régime d’aide français portant sur un arrachage définitif avec une enveloppe de 120 millions d’euros, voire potentiellement 150 millions pour une aide directe à l’arrachage de 4 000 € / ha (ce qui correspond déjà à un potentiel entre 30 000 et 37 000 ha). Après, on doit aller plus loin, envisager un arrachage soit définitif, soit temporaire pour accompagner des propriétés qui veulent réduire la voilure de façon ponctuelle, en attendant des jours meilleurs. Mais là aussi, il faut des évolutions du cadre européen – dès que ce dernier est posé, cela nous permet d’aller plus vite. En termes d’arrachage temporaire, on a essuyé un refus de la commission européenne, donc on travaille pour faire évoluer le texte et le rendre possible. Dans beaucoup de régions de France, Bordeaux, le Sud-Ouest, le Languedoc, la vallée du Rhône, même certaines zones de la Loire, le choc climatique et les difficultés commerciales ont créé de telles situations que l’arrachage est une option inéluctable. À nous d’aller encore pus loin pour atteindre les 100 000 ha nécessaires.

Comment avez-vous estimé la qualité d’écoute de la nouvelle ministre de l’Agriculture ?

Elle nous a semblé très consciente de la situation. Elle a été alertée, on a été très clair dans notre description de la situation, elle est sensibilisée par notre démarche collective. Quand on l’a rencontrée, elle était en poste depuis une semaine, donc on doit attendre qu’elle trouve ses marques, qu’elle s’empare vraiment du dossier. On l’a alertée aussi sur les risques politiques et sociétaux, à ne pas faire du vin le bouc émissaire des politiques de santé publique – par exemple tout ce qui consiste à dire que le vin est dangereux dès le premier verre de vin, alors que d’autres consommations d’alcool sont bien plus inquiétantes. Au niveau européen, on a eu le feu vert sur l’arrachage définitif, on continue d’avancer sur l’arrachage temporaire, on veut travailler aussi sur une meilleure défense globale du vin en tant que produit culturel. Au final, le message est le suivant : on est en train de traverser une crise conjoncturelle et structurelle, on peut s’en sortir, mais la filière doit s’adapter, sinon la casse sera plus grande.


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