Aubert de Villaine : « La Romanée-Conti m’a gravé dans le cœur toute ma culture bourguignonne »

Aubert de Villaine revient avec nous sur l’héritage des Climats, substantifique moelle des appellations bourguignonnes, et en particulier sur le domaine de la Romanée-Conti, dont il a été le cogérant pendant un demi-siècle. Conscient d’avoir reçu un trésor, il se considère comme un « passeur ». Confessions d’un humble – quoique célèbre? – vigneron.

10 ans après l’inscription des Climats au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, quel est l’état des lieux ?

Je trouve que la perception de l’idée de Climat qui fonde la Bourgogne et des devoirs qu’elle implique est plus forte que jamais aujourd’hui chez les vignerons : la compréhension du concept, de cette parcelle de vigne délimitée, qui a construit autour d’elle une culture, une histoire. Cette idée a franchi les siècles, car elle est ancrée sur cette vérité qui est vérifiée chaque année : cette parcelle de vigne produit un vin qui montre un caractère unique et original. Le plus important est de le comprendre plus avec le cœur qu’avec des règles imposées d’en haut. Au niveau des ODG (Organismes de défense et de gestion), cela bouge et on prend conscience de cette identité. Par exemple, les broyages-concassages destructifs des sols qui étaient pratiqués pour aider à la facilité du travail sont en train de disparaître.

C’était le choix de la facilité au détriment de la qualité…

Exactement ! Illustré par cette anecdote : nous avions une parcelle de 4 ouvrées environ (en Bourgogne, une ouvrée correspond à 4,28 ares, ndlr) avec un sol très peu profond. On a écarté la terre superficielle, broyé la roche et remis la terre. À partir du moment où la vigne a produit du raisin, on l’a vinifiée à part, on n’a jamais pu la remettre dans le « grand vin ». Elle ne le méritait plus.

En tant que vigneron, qu’est-ce-que la Romanée-Conti vous a apporté et comment pensez-vous lui avoir été utile ?

La Romanée-Conti m’a apporté directement et indirectement. Elle m’a gravé dans le cœur toute ma culture bourguignonne. D’une part parce que, à cause des procès de contrefaçons que nous avions : il fallait accumuler des preuves de l’histoire, du nom, de l’antériorité de la Romanée-Conti, et je me suis plongé dans les archives des Princes de Conti. J’ai eu la chance de pouvoir suivre son histoire à partir du Moyen Âge, quand les moines de l’Abbaye de Saint-Vivant vendent une vigne qu’ils appelaient Le Clos des Clous ou le Clos des Cinq Journaux avec une délimitation qui est exactement, au centimètre près, celle d’aujourd’hui. C’est pour cela que la Romanée-Conti est un peu, pour moi et pour les bourguignons, l’archétype de cette idée de Climat, de parcelle de vigne qui n’a jamais bougé et qui produit un vin qui a un goût unique. C’est par elle que j’ai pu pénétrer profondément la philosophie bourguignonne.

Par ailleurs, la Romanée-Conti m’a apporté dans mon métier quelque chose d’incroyable parce que j’ai pu goûter quelques-uns des vins produits à partir de ses plants originels non greffés. Après le phylloxéra, alors que toutes les vignes étaient peu à peu replantées avec des plants greffés, elle a été conservée plus longtemps que les autres. On n’osait pas y toucher. Ceci grâce au sulfure de carbone qui lui a permis de résister jusqu’en 40. Mais pendant la guerre, on n’en trouvait plus et en 45, elle était épuisée et n’a produit que deux pièces de vin. Les propriétaires, mon grand-père et monsieur Leroy, ont décidé de l’arracher. À noter qu’avant cela, elle avait donné des greffons à toutes les autres vignes pour leur replantation ; elle a donc aujourd’hui une filiation de mère à fille avec toutes les autres vignes du domaine.

Le plus précieux pour moi, c’est d’avoir pu goûter des bouteilles conservées depuis 1910 jusqu’en 1945, issues des vignes historiques. Des vins qui pour moi étaient des modèles et je me suis dit « vraiment, il faut qu’on prenne les moyens de faire des vins de ce calibre-là ». Mon ambition, c’était ça : essayer, dans des conditions très différentes, d’arriver à faire des vins qui aient les mêmes caractères de finesse et de féminité qui étaient reconnus à la Romanée-Conti pré-phylloxérique.

Vous avez longtemps prêché la bonne parole pour ces fameux Climats. Aujourd’hui, vous avez passé la main dans vos domaines, à Bouzeron comme ici. Quel serait le message le plus essentiel que vous aimeriez transmettre à vos neveux ?

Je leur dirais « N’oubliez pas que vous êtes des vignerons, que vous dédiez votre vie à la vigne et que vous devez rester complètement humbles vis-à-vis de ce qu’elle exige ». Je leur dirais aussi « Ne pensez jamais que c’est VOUS qui avez fait ce grand vin, ce n’est pas vous. Vous l’avez accouché, mais il a été fait par les siècles qui ont précédé, par vos parents, vos grands-parents qui ont su maintenir. N’oubliez jamais cela. Vous êtes bien plus gardiens que propriétaires. »

Vous avez ardemment souhaité réaliser des vins fins… quelle serait votre définition de ce qu’est un vin fin ?

C’est très difficile à définir, car on le sait, la finesse n’est pas la même dans la Romanée-Conti que dans l’Echezeaux ou le Chambertin. Je dirai que c’est un vin qui est comme un tissu dans lequel tout est en place, où il n’y a pas d’élément grossier qui dérange dans ce toucher très fin. Ça peut être vrai d’un bourgogne comme d’un chambertin. La notion d’harmonie, de cohérence, d’expression du caractère aussi reflètent la finesse. Une personnalité qui s’affirme non pas avec brutalité, mais avec d’autant plus d’autorité qu’elle le fait avec douceur.

Avez-vous une émotion récente d’une dégustation que vous aimeriez partager ?

Il n’y a pas longtemps, fut la dégustation d’une Romanée-Conti 1956. C’était un millésime affreux au niveau des conditions météo. Je ne l’ai pas connu en fût, j’avais 17 ans et je ne vivais pas en Bourgogne. J’ai su par mon père qu’on avait hésité à la mettre en bouteille tellement elle était ingrate. Ils l’ont fait finalement et heureusement : cette bouteille de Romanée-Conti 1956 était devenue de la dentelle pure. Il y avait encore du « fruit », mais un fruit impossible à caractériser, d’une délicatesse, d’une fraîcheur, d’une transparence, extraordinaires. J’ai retrouvé les mêmes qualités que j’avais trouvées dans ces vins pré phylloxériques dont je vous ai parlé. Ce qui était incroyable dans ces vins, c’est qu’on avait le sentiment qu’ils étaient tout à fait vivants : une sorte de méditation qui s’était faite, la chair était partie, mais l’esprit était resté. 

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