Si le champagne est le vin de la fête, c’est en grande partie parce que son service a quelque chose de spectaculaire. Le bouchon qui saute, le bruit de la mousse, la farandole de bulles…. Bien-sûr, lorsque le flacon est géant, l’effet est décuplé ! Au-delà du show, les grands formats permettent aussi de sublimer les saveurs, surtout lorsque, comme chez Drappier, on a réussi à mener la seconde fermentation à l’intérieur, sans transvasement. Une maison à découvrir aujourd’hui à Bordeaux Tasting.
Le point commun entre Michel Drappier et son père, André ? Leur allergie aux sulfites. Depuis les années 1980, ils font tout pour en réduire l’emploi. En Champagne, pour les flacons de grand format à partir du mathusalem (6 litres), l’usage était de les remplir par transvasement depuis des bouteilles de 75 cl où le vin avait été champagnisé au préalable. Cette technique oxygénait le champagne, nécessitant davantage de SO2 pour le protéger. Elle s’effectuait par ailleurs sous CO2 artificiel afin de ne pas perdre de gaz, ce qui provoquait toujours un peu d’échange. Michel, en arrivant dans la maison en 1979, a donc voulu réaliser les secondes fermentations directement dans les gros contenants.
Il raconte : « Les premiers essais ont été difficiles, car les verriers avaient conçu leurs bouteilles pour des champagnes transvasés. Elles étaient faites pour résister à 4 bars, soit la pression de champagnes déjà dégorgés, mais pas à 7 bars, la pression atteinte au pic de la prise de mousse. Lors de notre premier tirage de mathusalems, nous avons eu 40 % de perte. On était en juillet, je partageais avec mon père le même bureau, et nous entendions toutes les heures un flacon exploser. Je le revois lever à chaque fois les yeux au ciel, l’air de dire : “Tu vois où cela nous conduit tes bêtises !”. »
Cela n’a pas empêché la maison d’être toujours plus ambitieuse, poussée dans cette démarche par un chirurgien de Cahors qui, à chacun de ses anniversaires, exigeait des bouteilles capables de servir l’ensemble de ses invités. « Comme ils étaient toujours plus nombreux, nous sommes allés comme cela jusqu’au melchisédech. Je lui avais dit, ce sera le dernier, 30 litres, cela fera un chiffre rond. La bouteille est sortie, malheureusement il est décédé avant. »
La production de ces flacons est très technique pour les verriers. Le poids du verre dans le moule a tendance à le concentrer sur la piqûre. Il faut donc en mettre beaucoup plus. « En réalité, pour avoir une répartition parfaite, l’idéal serait d’opérer le moulage dans l’espace, en apesanteur. » Chaque bouteille est ensuite testée individuellement en la mettant sous pression. Habituellement, Drappier, la première maison à être devenue carbone neutre, ne fait appel qu’à des verriers français pour réduire les émissions liées au transport. Mais ceux-ci trouvaient cette production trop compliquée. Le domaine a donc dû faire appel à un verrier italien qui les fabrique sur mesure.
Vient ensuite la manipulation très délicate de ces flacons. Les équipes ne travaillent jamais sur des sols en pierre, mais toujours en bois. « Le verre a une mémoire. Le moindre choc entraîne des microfissures, invisibles au microscope, qui pourront cependant à terme entraîner l’explosion du flacon. Pour remuer ou dégorger ces bouteilles, il faut s’y prendre à deux, rien n’est automatisé, en sachant qu’elles pèsent 50 kilos. On a même dû créer des pupitres spéciaux en chêne très épais pour supporter leur poids. »
Les flacons sont entreposés sans se toucher, avec un petit filet pour éviter qu’en cas de casse les éclats de verre ne brisent les voisins. Un des paramètres consiste aussi à augmenter la chambre de décompression en remplissant un peu moins les bouteilles. Outre que cela diminue les explosions, du point de vue du goût, cela permet d’avoir une réduction moins marquée, or celle-ci peut devenir très importante sur ces volumes où le différentiel entre la taille du bouchon et celle de la bouteille est beaucoup plus grand et induit une très faible oxygénation.
Malgré toutes ces précautions, la Maison enregistre encore sur ces formats 10 % de casse. De quoi justifier le prix public assez élevé des melchisédechs, qui se situe aux alentours de 6 400 €. Si la cuvée tirée est surtout le Brut Carte d’Or, la Maison emploie aussi ce format pour sa cuvée œnothèque millésimée, car il se prête particulièrement à la garde. « On peut partir sans problème sur des maturations de vingt, trente ans. J’ai mis de côté un 1990 que mes enfants n’auront pas le droit de sortir avant 2050 ! »
Quant à la clientèle, elle ressemble à celle habituelle chez Drappier. « Nous ne sommes pas une marque bling-bling, ce ne sont donc pas les boîtes de nuit, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Cela va de la première communion au lancement d’un navire. Nous avions eu ainsi une commande d’un armateur à Hong Kong qui nous avait acheté deux melchisédechs, l’un devant être brisé sur la coque de son nouveau bateau. Leonardo DiCaprio en 2017 nous en a commandé un également, qu’il a vendu aux enchères au profit d’une association caritative, le flacon a atteint 150 000 dollars ! On n’oubliera pas les collectionneurs. Un Canadien qui a des verticales de Salon et de la Romanée-Conti nous en achète régulièrement. »
La Maison commercialise chaque année une quarantaine de melchisédechs. Du propre aveu de Michel, ces grands formats sont d’abord « une danseuse » qui demande beaucoup d’efforts techniques et rapporte en réalité bien peu. Mais ils passionnent les techniciens qui travaillent en caves, et c’est l’essentiel. Aller toujours plus loin pour défier les lois de la nature, n’est-ce pas là l’ADN même du champagne depuis les toutes premières origines, lorsque les moines tentèrent de maîtriser la mousse du vin du diable ?
Cet article est à retrouver dans le numéro spécial champagne du magazine publié ce mois-ci et disponible en kiosque.
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