Dans le Minervois, le Clos Centeilles défie le temps grâce à la succession de deux femmes. Patricia Domergue et sa fille Cécile Delucchi signent une œuvre rare, sensible et visionnaire. Une verticale d’anthologie nous l’a rappelé.
Ce jour-là, ils sont une trentaine d’élus réunis dans le caveau de vente du Clos Centeilles. Sommeliers, cavistes, journalistes, restaurateurs… Tous invités personnellement par Patricia Domergue et Cécile Delucchi. Tous prescripteurs de la première heure, fidèles soutiens du domaine depuis parfois plus de vingt ans. « Ce n’est pas une dégustation comme une autre, c’est une reconnaissance partagée », lance Cécile. Une chance rare : remonter le fil du temps à travers les millésimes, peu de domaines en Languedoc en ont les moyens, encore moins en font un moment de communion.
Sur le comptoir, les bouteilles s’alignent comme une armée de témoins. 24 millésimes de Campagne, 21 de Le Clos. Chacun met la main à la pâte : il faut déboucher, humer, goûter. Certains bouchons résistent. Tous les vins sont là, ouverts un à un avec soin. La traversée peut commencer… « Rien ici n’est figé, nous ne sommes pas dans un musée », plaisante Patricia en précisant que tous les millésimes sont disponibles à la vente. Et à des prix qui font honneur à l’humilité du lieu. « Nous n’avons jamais voulu empiler les années pour les regarder vieillir, ajoute-t-elle. Ce sont des vins qu’on a fait pour durer, oui, mais surtout pour être bus, partagés, compris dans leur temporalité. » Cécile relaie : « Chaque millésime dit quelque chose d’un moment, d’une météo, d’un état d’esprit. On apprend en les goûtant ensemble. C’est comme ouvrir un journal intime. »
Dans ce coin préservé de La Livinière, premier cru du Languedoc reconnu dès 1999, Centeilles fait figure d’exception. Fondé en 1990, ce domaine familial de 12 hectares entouré d’oliviers, de chênes truffiers, d‘amandiers et de capitelles, cultive pas moins de 23 cépages, dont plusieurs variétés anciennes oubliées : rivairenc, piquepoul noir… À travers ses onze cuvées artisanales, le Clos Centeilles agit à la fois comme un conservatoire du goût et un révélateur d’avenir.
Campagne, est un 100 % cinsault. Cépage longtemps relégué dans les seconds rôles, juste bon à faire du rosé, mais qui, entre les mains des vigneronnes de Centeilles, s’élève avec une grâce saisissante. Ici, il ne crie jamais. Il susurre, il glisse, il danse. Millésimes 1997, 2004, 2010 ou 2012 : on est dans la dentelle, la fraîcheur végétale, la douceur de l’épicé, l’émotion nue. « Le cinsault, c’est l’élégance tranquille, dit Patricia. Il n’a pas besoin de forcer le trait. Il vieillit dans la finesse, il parle bas mais longtemps. » Cette parole du cépage, il faut l’écouter avec attention, car elle dit aussi quelque chose de ce lieu, de cette manière de faire du vin sans artifice ni décor.
Face à lui, Le Clos, plus solaire, plus enveloppé, assemble syrah, grenache, mourvèdre et une touche d’un très ancien cépage oublié — dont le nom reste gardé secret. Ce clin d’œil aux origines du vignoble languedocien est une signature discrète mais puissante. « Nous avons toujours aimé les cépages rares, reprend Cécile. Ils racontent autre chose. Ils nous obligent à sortir des cadres, à être plus attentives. Et nous cultivons cette originalité. » Les millésimes 2003, 2009, 2010 et 2011 montrent la richesse d’expression de cette cuvée, toujours sans artifice. En 2003, le vin murmure son âge avec une classe patinée, entre cuir blond et épices douces. Le 2009, plus en muscles, révèle une concentration noble portée par une belle fraîcheur. Le 2010 séduit par son allonge mentholée et ses tanins veloutés, tandis que le 2011 offre une matière dense, vibrante, pleine d’avenir. À chaque millésime, Le Clos conjugue tension et profondeur, sensualité et relief.
Patricia Boyer Domergue a façonné ce lieu comme une réponse à ses exigences : la beauté d’un site, la force d’un sol, la liberté d’une vision. Engagée, passionnée, elle a présidé pendant douze ans le syndicat du cru La Livinière et s’est consacrée dès les années 90 à la réhabilitation de cépages oubliés. Cécile Delucchi a grandi à Centeilles. Elle en parle avec une tendresse sans emphase, comme on évoque une langue maternelle : « J’ai toujours su que je reviendrais. Mais je voulais d’abord me frotter à d’autres horizons, faire mes armes ailleurs. » Bordeaux, Dijon, l’INRA de Gruissan… Son parcours l’a menée loin pour mieux revenir. En 2016, elle rentre au domaine, d’abord côté commercialisation, puis peu à peu dans les vignes. « Aujourd’hui, je les connais presque par cœur. Chaque parcelle a son humeur, son rythme, ses caprices. Ce n’est pas de la gestion, c’est de l’attention. »
Jour après jour, elle a pris la suite sans rupture, avec précision et douceur. À deux, elles cultivent une continuité sans dogme, une forme de cohérence instinctive. « Je ne cherche pas à faire différemment de ma mère. Mais je fais à ma manière, avec ce que je suis. » Une œuvre à quatre mains, vivante, évolutive, sincère.
Campagne 1997
Un cinsault d’une précision redoutable, presque crayeux dans sa trame. Nez de figue sèche, de feuille froissée, d’orange sanguine, de grenade mûre. Bouche vibrante, aérienne, tendue par une amertume noble. La démonstration que le cinsault peut toucher au sublime.
Le Clos 2003
Velouté, racé, intensément patiné. Un vin qui ne joue pas les anciens, mais qui distille une sagesse délicate. Notes de cuir blond, de zan, de prune noire, de garrigue humide. La bouche se concentre en fruits noirs, épices et notes de cèdre dans une danse lente et charmeuse. À méditer longuement.
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