Vous souvenez-vous de votre première gorgée de vin ? Cette première rencontre de votre palais avec le merveilleux breuvage… Dans chaque magazine Terre de vins, un écrivain ou une écrivaine nous raconte, avec ses mots bien sûr, sa « première gorgée ». Cette semaine Benjamin Stora.
« J’ai grandi dans un quartier judéo-musulman de Constantine. L’Algérie a été un grand pays viticole, jusqu’à l’indépendance. Le vin, casher bien sûr, fait partie de la tradition juive, et c’est quelque chose qui m’est resté même si je pratique peu. Quand je vivais à Hanoi, j’enfourchais mon vélo deux ou trois fois par semaine pour aller acheter du vin à l’autre bout de la ville, car il n’y avait aucune boutique dans le quartier où j’habitais. De nos rituels de prières, j’ai aussi gardé cette habitude de ne boire que quelques gorgées de vin.
Mon oncle Charles, le frère de mon père, était le plus grand marchand de vin de Constantine. Enfants, nous jouions dans sa camionnette griffée Stora Vins & Spiritueux, où s’entassaient des caisses de vin, de limonade orange et la fameuse anisette Phénix que l’on voit dans « Le Grand Pardon » d’Alexandre Arcady avec ces personnages en tricot de peau autour d’une table de bistrot devant leurs verres d’anisette.
Mais je garde surtout en mémoire cette scène de l’entre-soi. J’étais trop petit, six ans, sept ans peut-être, pour avoir pleinement conscience de sa portée. Nous sommes réunis pour la prière du vin du vendredi soir, prononcée par mon père. Il y avait la famille, peut-être aussi des voisins, des amis, c’était souvent le cas. Mon père porte sa kippa et récite le kiddouch en hébreu. Il fait passer le vin aux hommes à tour de rôle et chacun y trempe les lèvres, puis il reprend le verre et se lave les mains avant de dire la prière du pain et partager le pain. Si j’ignore absolument de quel vin il s’agissait – un vin casher forcément, algérien, sûrement, qui venait sans doute de la boutique de mon oncle –, je me souviens avec tendresse de mon émotion : j’étais enfin assez grand pour participer au partage du vin !
Cette scène du kiddouch dans le film « La Vérité si je mens » a réveillé en moi bien des souvenirs : Richard Anconina, qui veut se faire passer pour juif, boit le verre de vin en entier sous l’œil ébahi des convives. Une scène culte ! «
Sociologue et essayiste, Benjamin Stora est aussi historien, spécialiste de l’histoire de l’Algérie (son pays natal), des pays du Maghreb et de l’immigration. Auteur d’ouvrages de référence comme « Les Sources du nationalisme algérien », « La Guerre d’Algérie vue par les Algériens », « Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours »… il vient de publier « L’Arrivée. De Constantine à Paris (1962-1972) » chez Tallandier.
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