[ENTRETIEN] Christian Seely “sur le divin”

Dans le numéro 72 de « Terre de Vins », actuellement dans les kiosques, Christian Seely, directeur général d’Axa Millésimes, s’est allongé « sur le divin » pour un entretien en toute intimité. Rencontre avec le plus Anglais des Bordelais (ou l’inverse).

Christian Seely hristian Seely a pris en 1993 la direction ge?ne?rale de Quinta do Noval, nouvel investissement du groupe Axa Mille?simes au Portugal. Cette entre?e marquera une vie consacre?e aux grands vins. Le groupe AXA le nomme en 2000 directeur ge?ne?ral d’Axa Mille?simes, filiale d’Axa, groupe international d’assurances qui a, de longue date, montre? – notamment sous la pre?sidence de Claude Be?be?ar – son attachement au vin. Il ge?re, depuis, l’ensemble du portefeuille d’Axa Mille?simes, dont le sie?ge se situe a? cha?teau Pichon Baron, a? Pauillac (33). Outre ce grand cru classe? de Pauillac, Christian Seely est responsable des cha?teaux Pibran a? Pauillac, Suduiraut a? Sauternes, ainsi que du Domaine de l’Arlot en Bourgogne, de Diznoko en Hongrie, de Quinta do Noval au Portugal, de deux vignobles en Napa, dont Outpost, achete?s plus re?cemment. Il est aussi le pre?sident de la Compagnie me?docaine, filiale d’Axa Mille?simes. Ce groupe pe?se 75 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploie 282 personnes qui cultivent une surface totale de 438 hectares. Marie?, pe?re de cinq enfants (19, 16, 5, 4 ans et une petite fille ne?e re?cemment), Christian Seely incarne, avec son flegme et son e?le?gance le?gendaires, les tre?s grands bordeaux inde?modables et e?ternels, envie?s des consommateurs du monde entier.

Cela fait de nombreuses anne?es que tu as quitte? l’Angleterre pour la France. Es-tu le plus anglais des Bordelais ou le plus bordelais des Anglais ?

C’est une tre?s bonne question ! Cela fait vingt-sept ans que je ne vis plus en Angleterre, mais je n’ai pas toujours ve?cu en France. J’ai passe? des anne?es au Portugal. Quand on quitte son pays et qu’on va ailleurs, pendant une longue pe?riode – je n’ai pas l’intention de revenir vivre en Angleterre –, on change, c’est su?r. Le pays que l’on quitte change aussi. Je me rends compte, quand je reviens en Angleterre, que je suis toujours anglais mais que l’Angleterre d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a vingt-sept ans. Et nous changeons. Quand on pense, on e?crit, on lit dans une langue diffe?rente, cela modifie la fac?on de penser, de percevoir le monde et les choses. C’est extraordinairement enrichissant. Je peux toujours voir le monde a? travers une fene?tre franc?aise, anglaise ou portugaise, car je continue a? travailler en portugais et je lis le portugais.

Et toujours ce nœud papillon si reconnaissable. Mais pourquoi ce satane? nœud papillon ?
Mon pe?re portait toujours un nœud papillon. Toujours ! Il m’a explique? que quand on travaillait dans le vin c’e?tait extre?mement pratique. Avec une cravate, quand on se penche pour cracher, on crache toujours sur sa cravate ! J’ai donc adopte? ce nœud papillon de?s l’a?ge de 19 ans. Je trouve aussi c?a moins formel qu’une cravate normale. Aujourd’hui, les gens abandonnent la cravate, mais moi je n’abandonne pas le nœud papillon. Si on porte son nœud papillon, on peut faire ce qu’on veut au milieu de ceux qui ont ou pas de cravate. Un nœud papillon est une de?claration quotidienne d’inde?pendance !

Dans cet univers des grands dirigeants du vin issus des e?coles de commerce, tu as commence?, toi, par la litte?rature, avec un master en arts litte?raires. Que t’apporte aujourd’hui la litte?rature ?
Cela a e?te? tre?s important de deux points de vue : quand on e?tudie la litte?rature comme je l’ai fait a? Cambridge, il y a un entrai?nement analytique de ce qu’on lit et surtout un entrai?nement dans la fac?on de faire une synthe?se des ide?es et de de?velopper une the?se lorsqu’on e?crit. Le sujet est poe?tique et sympathique, mais la discipline est rigoureuse. Cette discipline permet de communiquer ce qu’on pense de fac?on claire. C’est tre?s utile dans les a aires et pas seulement dans le monde du vin. Souvent, on est oblige?, dans le business en ge?ne?ral, d’exprimer des ide?es de fac?on claire. C’est le pouvoir des mots. Cette e?ducation tre?s litte?raire a eu des conse?quences utiles et pratiques. Deuxie?mement, dans cet uni- vers, il faut avoir une certaine sensibilite?, presque artistique, au vin. Sans cette sensibilite? artistique, on aurait du mal a? e?laborer de grands vins.

Ton parcours est marque? par un fait qui pourrait nourrir un roman, ou un « road movie » a? l’ame?ricaine : tu as accompagne? ton pe?re, e?crivain du vin, en 1982, alors qu’il travaillait a? l’e?dition de son ce?le?bre livre sur les grands vins de Bordeaux. Que retiens-tu aujourd’hui de ce parcours initiatique ?

Ce fut une expe?rience magique. Je venais de quitter l’universite? et j’ai de?couvert a? ma grande surprise qu’il n’y avait pas de responsabilite?s pour ceux qui e?taient capables de lire ou e?crire des poe?mes. Les Britanniques e?tudient la litte?rature et ensuite travaillent dans les banques ! Moi, je ne voulais pas devenir banquier. J’adorais le vin. Mon pe?re ne m’a pas transmis une fortune mais il m’a transmis sa passion. Cela a enrichi ma vie. Ce parcours avec lui e?tait cense? durer six mois, cela a presque dure? un an, car il prenait son temps avec son livre. Mon pe?re e?tait tre?s bon e?crivain mais n’e?tait pas un business-man. Il e?tait libre, pas encombre? par l’argent. Son avance venait de son e?diteur, et on a passe? des moments inoubliables. A? Bordeaux, les gens sont extre?mement accueillants. Ils nous ont accueillis dans des cha?teaux, parfois une semaine. Nous vivions aussi sur nos propres ressources, qui e?taient presque inexistantes. Soit on e?tait dans un cha?teau, soit dans un petit ho?tel a? Lesparre ! Surtout, on partageait l’aventure. Mon pe?re devait de?guster les 10 derniers mille?simes de chaque cha?teau et on de?jeunait ou di?nait au cha?teau. On a fait c?a avec 159 cha?teaux ! C’e?tait un bapte?me du feu, une expe?rience tre?s intense et concentre?e. Quand on de?guste tous les jours, on commence a? comprendre quelque chose. Ce fut un apprentissage de cette re?gion.

Quelles sont les personnalite?s qui t’ont marque? ?
Je me suis rendu compte qu’il y avait une mosai?que de personnages. Je voyais bien que mon pe?re ne pourrait jamais me le?guer un cha?teau. J’ai une tre?s bonne me?moire de Ronald Barton, qui nous a accueillis a? Langoa Barton. On a e?te? e?galement tre?s bien e?te? rec?us par Mme de Lencquesaing et son mari. C’est un personnage qu’on n’oublie pas ! Je garde e?galement un tre?s bon souvenir de Jean-Michel Cazes. J’e?tais aussi le chau eur du photographe, qui e?tait anglais et ne savait pas conduire. Quand on est le chauffeur du photographe, on n’est pas rec?u de la me?me fac?on que lorsqu’on accompagne l’e?crivain ! Mais a? Lynch-Bages, Jean-Michel Cazes nous a propose? de prendre nos sandwichs. Et il est revenu avec une bouteille de Lynch-Bages, ouverte et de?pose?e au bord de la piscine. Ce geste ge?ne?reux m’a marque?. Je ne savais absolument pas que dix ans plus tard j’allais travailler avec lui.

Ton pe?re a-t-il e?te? le grand initiateur, l’homme qui a ouvert la porte de Bordeaux ?
Je me suis dit : « J’aimerais bien », mais je ne voyais pas comment. C’e?tait une sorte d’enchantement. J’e?tais envou?te? par Bordeaux a? l’e?poque, et cela n’a pas change?. Me?me apre?s toutes ces anne?es. Je me rappelle bien conduire avec mon pe?re. Me?me aujourd’hui, lorsque j’arrive a? Pichon Baron, comme ce matin, je trouve c?a toujours magique. Je ne suis pas ne? ici, mais j’ai garde? cet enchantement initial.

Tu occupes aujourd’hui l’un des postes les plus envie?s de la viticulture franc?aise, avec dans ton giron Pichon Baron, grand cru classe? de Pauillac, cha?teau Suduiraut, grand cru classe? de Sauternes, Domaine de l’Arlot, en Bourgogne, trois proprie?te?s a? l’e?tranger. En as-tu conscience en te rasant chaque matin ?
Ce n’est pas seulement en me rasant le matin ! Quand on fait ce genre de travail, ce n’est pas un travail, c’est une vie. Il n’y a pas d’horaires ; cela fait partie de ma vie. C’est un e?le?ment tre?s important dans ma vie. On ne peut pas faire ce genre de travail dans l’esprit « c’est mon job ». C’est simplement une vie : on doit e?tre de?voue? a? ces proprie?te?s et aux vins que ces proprie?te?s sont capables de produire. Je pense a? c?a tout le temps. Parfois, ma femme aimerait que je pense un peu moins au vin. Quand, le dimanche, j’ouvre deux mille?simes diffe?rents pour tenter de comprendre pourquoi ils sont diffe?rents, elle aimerait que je de?branche un peu…

Quelle mission te fixe aujourd’hui Axa ?
Quand on dirige ces proprie?te?s, on a un devoir – c’est aussi un plaisir ! – de faire tout ce qui est ne?cessaire pour que ce vignoble qui nous a e?te? transmis par le travail des ge?ne?rations passe?es soit dans un bon e?tat quand on le transmettra. C’est une responsabilite? a? l’e?gard des ge?ne?rations passe?es et futures, mais aussi une responsabilite? a? l’e?gard de nos clients. Il faut aussi que tout le monde soit heureux dans le travail qu’il fait. Il faut que tout le monde puisse travailler en harmonie. E?tre le directeur ge?ne?ral, c’est re?unir des e?quipes qui partagent le bonheur de travailler avec ces grands vignobles et ces grands vins, et qui partagent le re?ve de faire le plus grand vin possible… Ce n’est pas du romantisme, c’est extre?mement productif.

Et que te demande ton actionnaire Axa ? Grandir encore ?
Grandir n’est pas une obsession. Si quelque chose re?pond a? nos crite?res stricts, nous e?tudierons, mais nous n’avons pas besoin de grandir pour continuer a? de?velopper. Aussi, je pense prendre ma retraite dans huit ou neuf ans, et durant cette pe?riode l’ide?e est de se remettre chaque anne?e en question sur tout, a n de voir si on peut faire les choses mieux l’anne?e prochaine. C’est une chose e?ternelle. C’est assurer la pe?rennite? avec des e?quipes soude?es… Quand l’heure de la transmission sera venue, je ferai de mon mieux pour pre?parer le terrain pour l’avenir de ces vignobles, pour mes actionnaires mais aussi pour les personnes qui de?couvrent cette proprie?te?.

Un mot sur l’Angleterre ou? tu as investi a? titre personnel ?
Ce qu’on apprend, c’est l’importance de l’endroit d’ou? vient chaque vin. Dans le sud de l’Angleterre existent des sols extre?mement semblables a? ce qui existe en Champagne. J’ai fait ma vie ici, en France, et je ne vais pas revenir vivre en Angleterre, mais, quand me?me, je reste anglais ! J’aime l’ide?e de faire un grand « sparkling » en Angleterre. Nick Coates est un tre?s bon ami. Nous avons fait l’Insead ensemble. Il avait e?tudie? la litte?rature a? Oxford et moi a? Cambridge. A? l’Insead, les pro ls viennent de la finance. Nous, nous e?tions moins brillants mais nous savions lire un peu. On est devenus amis. Il est devenu financier dans la City, a? Londres. Il a pris sa retraite tre?s jeune. Nous avons cherche? et trouve? des terres. C’est une petite valle?e du Hampshire, avec un sol de craie et d’argile. Le laboratoire bordelais m’a dit : « Vous allez faire un investissement en champagne ? » Nous avons plante? de la vigne, 12 hectares. On fait 70 000 bouteilles de « sparkling » de qualite? et c?a marche pluto?t bien. Nous avons achete? 15 hectares de plus juste avant le Covid. Nous avons donc 28 hectares. 180 000 bouteilles, ce sera la vitesse de croisie?re. On ne veut pas non plus couvrir le sud de l’Angleterre avec de la vigne…

En quoi le Brexit menace-t-il ou non les e?quilibres dans l’e?conomie du vin de Bordeaux ?
Le Brexit ne constitue pas un danger. Il y a une turbulence. Il y a plus de bureaucratie, mais on va s’organiser, car l’Angleterre a e?te? un marche? tre?s important et cela va continuer pour les sie?cles a? venir. Les plus grands marche?s pour les plus grands vins de Bordeaux sont les USA, la Chine, le Japon et l’Angleterre ! Beaucoup de marche?s ne sont pas dans la Communaute? europe?enne. Ici, plein de gens veulent vendre les vins de Bordeaux. J’ai confiance entre l’amour du vin des Britanniques et l’esprit d’entreprise des Bordelais. Je ne suis pas inquiet.

Un mot sur Boris Johnson, qui a cre?e? cette entaille dans l’unite? europe?enne ?
Les gens qui ont initie? le re?fe?rendum ne pensaient pas eux-me?mes qu’ils auraient ce re?sultat… Cela ne m’a pas surpris. Je voyais c?a venir depuis un certain temps. De mon point de vue personnel, cela n’e?tait pas convenable. Avant le Brexit, j’e?tais citoyen europe?en, capable de vivre la? ou? je veux en Europe. J’ai de?pose? mon dossier de naturalisation franc?aise ; avant, je ne l’aurais pas fait, car en tant que citoyen europe?en cela n’e?tait pas ne?cessaire. Le Brexit a stimule? cette de?marche. Si c’est accepte? je serai heureux et fier de devenir franc?ais. Mes deux fils ai?ne?s ont la double nationalite?. Si j’obtiens la nationalite? franc?aise, j’aurai moi aussi la double nationalite?.

Un mot sur la cave de Christian Seely ?
Il y a beaucoup de vins de Bordeaux. J’ache?te ou j’e?change des vins avec mes voisins proches ou lointains. Quand je de?guste un vin en primeur, je propose un e?change ou j’ache?te. C’est pareil avec les vins de Bourgogne. J’aime aussi des vins que nous ne produisons pas du tout. J’aime les grands vins blancs d’Alsace et d’Allemagne. J’aime aussi les grands rieslings. Et pas mal de champagnes…

Le plus grand Pichon Baron que tu aies jamais bu ?
Avec Pichon, il y a beaucoup d’instants qui m’ont marque?. En 2001, c’e?tait l’anne?e de naissance de mon ls ai?ne? et mon premier mille?sime a? Pichon. L’anne?e dernie?re, on a fe?te? son 18e anniversaire. J’ai sorti des Pichon 2001. Le vin e?tait merveilleux. C’est un grand mille?sime pour Pichon. C’e?tait un moment magique.

Une re?volte, un coup de gueule ?
Je suis pluto?t calme, mais j’ai toujours cette ide?e dans la te?te que lorsque quelqu’un va ouvrir ces bouteilles dans des circonstances importantes, cela doit e?tre un moment superbe. Ce qui m’agace, c’est de constater que le la personne qui vend un vin cher n’a pas fait son devoir. C’est tre?s rare, et aujourd’hui il y a un professionnalisme partout. Mais quand cela arrive, en tant que consommateur, cela m’agace.

Une chose, en France, que tu ne comprends pas ?
En France, il y a e?norme?ment de choses qu’on ne comprend pas…

Co?te? politique ?
Peu de choses me font bondir, mais je trouve des choses regrettables. Les vins de France sont un e?le?ment tre?s important dans la civilisation de ce pays et dans la civilisation du monde. C’est quelque chose de reconnu dans les autres pays. Les pays prospe?res viennent ici et veulent partager cet art de vivre. Cette re?alite? ne rec?oit pas toujours le soutien qu’elle devrait recevoir de la part des gouvernements. Un verre de vin avec un repas entre amis n’a rien a? voir avec l’alcoolisme.

Un auteur franc?ais ?
Quand j’e?tais plus jeune, c’e?tait Stendhal, et maintenant je suis moins jeune et c’est Proust. J’ai e?galement de?vore? Balzac, mais Proust est l’auteur que je relis le plus souvent et que l’on peut relire a? jamais.

Que boira-t-on le jour de tes obse?ques ?
J’espe?re que ce sera tellement lointain que ce sont des vins qui n’ont pas encore e?te? produits. Le mille?sime, j’espe?re que cela sera un mille?- sime dans dix ou vingt ans et qu’il aura dix ou vingt ans. Ce sera un grand mille?sime futur de Pichon Baron ou de Quinta do Noval. Mes enfants vont le choisir. Et avec l’e?ducation au vin que je suis en train de leur transmettre, ils vont comprendre quel vin devra e?tre servi…

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